Interview Durrah Magazine

Mon interview dans Durrah Magazine, (Bahreïn) N°66, Hiver 2024

1/18/2025

Arabic Calligraphy Interview Nounouhi Abdelmalik Durrah Magazine 2024
Arabic Calligraphy Interview Nounouhi Abdelmalik Durrah Magazine 2024


Voici la traduction en Français de l'interview.

Vous la trouverez en Anglais Ici : https://durrah.bh/letters-of-legacy/

1. Pouvez-vous décrire votre parcours dans la calligraphie arabe ? Qu'est-ce qui vous a poussé à poursuivre cette forme d'art et comment vos racines culturelles influencent-elles votre travail d'artiste contemporain ?

Je suis né et j'ai grandi au Maroc jusqu'à mes 18 ans. Ensuite, je me suis installé en France au début des années 90 pour poursuivre des études supérieures en mathématiques. Mon parcours artistique est donc peu académique ; je dirais même que je suis complètement autodidacte dans ce domaine. J'ai découvert la calligraphie arabe par nostalgie, un retour aux sources, une sauvegarde de mes racines dans un quotidien occidental. C'était à la fois primordial et vital. Les lettres arabes faisaient partie de mon identité culturelle première. Depuis mon enfance, j'ai toujours aimé leur énergie, leurs cadences et leur poésie visuelle. Elles sont devenues une forme d'expression artistique à part entière pour moi, à un moment de ma vie où ce que j'avais à dire, le message que je voulais transmettre, se faisait plus naturellement sous la forme d'écriture arabe que par la peinture, par exemple. Les lettres et les mots illustraient mieux mes pensées que toute autre forme d'expression.

2. Comment équilibrez-vous les techniques calligraphiques traditionnelles avec les expressions artistiques modernes dans votre travail ? Quels défis rencontrez-vous en fusionnant ces deux mondes et comment les surmontez-vous ?

Les lettres arabes, à l’instar des lettres latines, ont une forme organique, vivante, imagée et pleine de mouvement. Elles ne sont pas figées et statiques, elles débordent d’énergie visuelle. Comme je l'ai mentionné, étant autodidacte, je me base essentiellement sur mon écriture personnelle, qui trouve ses racines dans le style maghrébin, mais qui peut aussi faire référence à d’autres styles classiques sans en épouser vraiment les règles ni s’en réclamer directement. Cela m'offre plus de liberté créative et davantage d'élan dans mon approche contemporaine.
Sur la toile, je m’appuie entièrement sur la poésie visuelle des lettres. En les orchestrant dans la peinture, j'essaie simplement de créer un espace dans lequel elles peuvent apparaître, exister indépendamment des textes et des mots, et donner vie à la toile comme un langage des signes abstrait moderne qu’on appelle « Al Horoufia » (lettrage), Calligraffiti ou calligraphie moderne. Peu importe le terme, l'important est qu'il crée un langage artistique.

3. De quelle manière pensez-vous que la calligraphie arabe peut transcender les barrières linguistiques et transmettre des émotions ? Pouvez-vous partager des exemples précis où votre art a trouvé un écho auprès de publics divers ?

La calligraphie arabe porte en elle toute une histoire et une culture ancestrale. Là où l’Occident s’est illustré par le figuratif et la peinture pour illustrer les textes religieux, dans notre culture arabo-musulmane, la calligraphie s’est imposée comme une évidence, d'abord comme élément de reproduction des textes sacrés, puis dans l’architecture, avant de devenir un art universel qui trouve écho dans le monde entier.
Pour ma première exposition en France, au début des années 2000, intitulée « Regarder les écritures parler », j'avais fait le choix délibéré de ne pas donner de titre à mes toiles, même si, à l’époque, j'illustrais des mots et des citations. Le jour de l’ouverture, beaucoup de personnes me disaient : « C’est beau, mais on ne lit pas l’arabe, on ne comprend pas ce qui est écrit ! » Je leur répondais : « Oubliez l’obstacle de la langue, dites-moi ce que vous voyez, ce que vous ressentez, et je vous dirai ce qui est écrit. »
Les gens se prêtaient au jeu. Une personne m'a dit par exemple : « Là, moi, je vois un cheval fougueux, il y a sa crinière, ses yeux, ses pattes… Vous voyez, là, on dirait qu’il court ! » J’avais beau essayer de voir ce qu’elle me montrait, je n’y arrivais pas. Quand je lui ai dit que c’était le mot « Liberté », elle m’a répondu simplement : « Ça me va ! »
Un ami, qui attendait la naissance de son premier enfant, voyait dans les rondeurs du mot « Amour » une forme féminine, une femme enceinte…
Tout cela pour dire que l’art, au-delà de la vision personnelle de l’artiste, est sujet à la projection intime de chaque personne auprès de laquelle il trouve écho.

4. En tant qu'artiste marocain, comment votre environnement influence-t-il votre processus créatif ? Y a-t-il des paysages, des couleurs ou des éléments culturels particuliers qui inspirent vos créations et compositions calligraphiques ?

Le Maroc est une terre d'artisanat, de couleurs, de pigments et de saveurs culinaires. Chaque ville, chaque région, a sa spécificité. Tout cela est ancré dans mon patrimoine culturel, et il est inscrit dans mes gènes artistiques, chaque jour un peu plus depuis que je vis à l’étranger. De Tanger à Essaouira, en passant par Fès ou Marrakech, les bleus ont une multitude de nuances, les ocres changent en fonction des terres, les tenues vestimentaires varient en fonction des dialectes. J’avais rendu hommage à cela dans une série de travaux en 2015 intitulée « Mon pays en encre ».
Mais l’identité ne doit pas être figée, elle doit être en mouvement, en perpétuel contact avec les autres cultures, tout en restant ancrée dans sa tradition. Dans ce sens, je m’intéresse beaucoup à la calligraphie asiatique, à leur approche du geste par le souffle.

5. Pouvez-vous discuter des thèmes et des messages qui prévalent dans votre calligraphie ? Comment intégrez-vous des commentaires personnels, sociaux ou politiques dans vos œuvres sans perdre l'essence de la calligraphie traditionnelle ?

L’artiste ne vit pas en dehors du monde, même si parfois, par la nature de son activité et de son rythme de vie, il choisit d’emprunter un chemin parallèle. Par ce décalage, il est le témoin privilégié de son époque. Que cela soit revendiqué, implicite ou non, l’artiste est engagé par essence. Il donne à voir sa vision du monde, son ressenti du moment.
Dans mes œuvres, j’essaie de traduire ma vision de l’instant par des compositions abstraites, aux titres parfois énigmatiques. J’aime amener celui qui regarde à se poser la question du lisible et de ce qui ne l’est pas. Les lettres sont-elles juste des éléments servant à former des mots, ou peuvent-elles se suffire à elles-mêmes et constituer un langage à part entière à travers lequel on peut exprimer une pensée humaniste et universelle sans que cela soit écrit et suggéré ?
C’est pour cela qu’en l’absence de texte, les titres des œuvres revêtent une importance particulière pour moi.

6. Comment sélectionnez-vous les textes ou les phrases que vous intégrez dans vos œuvres ? Êtes-vous plutôt porté vers la poésie classique, la prose moderne ou les réflexions personnelles, et comment ces choix mettent-ils en valeur vos œuvres ?

Cela était le cas dans mes premières œuvres, où j'aimais illustrer un propos, un texte, une citation, une poésie. J'avais travaillé sur la poésie de Mahmoud Darwish dans une série intitulée « Tourabiatt », et j'avais également réalisé une exposition itinérante destinée au monde éducatif et culturel en France sur la thématique de la « Tolérance », en reprenant des citations sur ce sujet provenant de différentes cultures : on y trouvait des propos de Khalil Gibran, de Voltaire, d'Ibn Arabi, de Yunus Emré. J'avais également abordé la poésie de Nizar Kabbani dans plusieurs de mes œuvres.
Depuis quelques années, je me consacre essentiellement à la lettre dans sa forme graphique, loin de sa fonction linguistique, et mon travail a évolué de la calligraphie à une sorte de peinture de lettres. La poésie visuelle et graphique de la lettre a ainsi remplacé la poésie illustrée du texte.

7. Quelles techniques ou matériaux privilégiez-vous pour créer votre calligraphie ? Existe-t-il des outils ou des approches uniques qui distinguent votre travail des autres calligraphes arabes contemporains ?

Je travaille souvent à l’instinct, c’est pourquoi je ne réalise pas de croquis avant. Toutes mes premières créations se font à l'encre sur papier, au format 50x65 cm. J’aime ce moment où la surface blanche est investie par un mouvement spontané de pinceaux larges. Cela me permet de trouver l’architecture principale de l’œuvre. Viennent ensuite les mouvements mesurés de calame et les répétitions des lettres pour affiner la composition et faire émerger une vision finale. Je travaille sur plusieurs œuvres à la fois, ce qui me permet de décliner les idées créatives trouvées au fur et à mesure et de garder une certaine cohérence.
Vient ensuite le tour des toiles et des formats plus grands. Pour celles-ci, je travaille essentiellement avec de l’acrylique et des encres à pigments. Là, la couleur prend toute sa place.
Ce qui peut caractériser mon approche, c’est la recherche d’un équilibre subtil entre les formes spontanée des lettres abstraites faites au pinceau et toutes les compositions calligraphiques faites au calame, plus traditionnelles, qui viennent compléter et faire émerger l'œuvre en tant que telle.

8. Quelle est l’importance du concept de spiritualité dans votre art ? De quelle manière intégrez-vous des thèmes spirituels dans votre calligraphie tout en conservant une esthétique contemporaine ?

La spiritualité permet de transcender les limites du temps et de l'espace, des langues et des cultures. Elle permet de nous connecter à quelque chose de plus grand, à l’infini non visible.
Les lettres arabes, en cela, sont porteuses d’une symbolique et d’une histoire intrinsèquement liées à la spiritualité. En les utilisant comme héritage, j'aspire à créer des œuvres qui résonnent émotionnellement et spirituellement avec le spectateur.
Pour conserver une esthétique contemporaine, j'incorpore des éléments modernes tout en respectant la lettre dans son aspect originel. Cela peut se manifester par l'utilisation de couleurs vives, de compositions audacieuses et d'éléments graphiques contemporains, tout en restant fidèle aux formes et aux techniques qui ont une signification traditionnelle. Ainsi, mon travail aspire à devenir un pont entre l'ancien et le nouveau, entre hier et demain, entre le sacré et le profane, invitant chacun à une réflexion profonde et personnelle.

9. Pouvez-vous nous parler des collaborations que vous avez menées avec d’autres artistes ou disciplines ? Comment ces partenariats ont-ils enrichi votre perspective et votre pratique dans le domaine de la calligraphie ?

J’ai toujours considéré que la calligraphie est une forme de communication visuelle. Les lettres s'écoutent comme des sonates et se regardent comme des chorégraphies. Dans mes premières expositions personnelles, lors des vernissages, j’ai souvent réalisé des performances liant musique, danse et calligraphie.
Depuis quelque temps, mon intérêt se porte sur l’apport architectural de la lettre dans l’espace public, que ce soit à travers des peintures murales, des installations ou des sculptures. Je songe beaucoup à cela et j’attends l’opportunité et le bon partenariat pour en réaliser, que ce soit au Maroc, mon pays natal, dans des pays arabes ou ailleurs dans le monde, Insha'Allah.

10. Comment voyez-vous l’évolution de la calligraphie arabe dans l’art contemporain ? Y a-t-il des tendances ou des mouvements émergents que vous trouvez particulièrement passionnants ou pertinents pour votre propre travail ?

Depuis quelques années maintenant, la calligraphie arabe a intégré à part entière le champ de la création contemporaine, à travers l’art urbain ou le calligraffiti. Elle est devenue une source d’inspiration pour des artistes à travers le monde. Il faut avouer que des pays arabes comme les Émirats arabes unis ont fait beaucoup pour la préservation et le développement de cet art, que ce soit au travers de la Biennale de Sharjah ou la Biennale de Dubaï auxquelles j’ai eu l’honneur de participer. Le Moyen-Orient est devenu une terre fertile pour les arts en général et la calligraphie en particulier. Depuis quelques années, l’Arabie saoudite, le Bahreïn, le Maroc, l’Algérie et d’autres pays ont rejoint le mouvement et ont permis l’émergence de nouveaux artistes et une richesse créative en constante évolution. L’avenir est encore plus glorieux pour ce noble art.

11. Quels conseils donneriez-vous aux jeunes artistes qui aspirent à explorer la calligraphie arabe ? Comment peuvent-ils trouver leur voix unique tout en respectant les riches traditions de cette forme d’art ancienne ?

Nous vivons dans une époque d’immédiateté, de recherche de succès instantané, de peur de l’échec avant même de commencer, de likes et de dislikes ! Les réseaux sociaux ont élevé les algorithmes au rang de critiques d’art. Aussi, le conseil le plus précieux que je me permettrai de donner à un jeune artiste, c’est de prendre son temps. Prendre le temps de la recherche, le temps de la pratique, le temps de la réflexion et de l’écoute de soi, et enfin le temps de la réalisation. Chercher et trouver sa singularité est une tâche ardue qui prend du temps, mais finit toujours par payer, alors que se conformer à une uniformisation facile peut mener sur un faux chemin. Donc, curiosité, pratique, constance et patience sont les clés pour trouver sa voie.

12. Enfin, en tant qu’artiste, comment définissez-vous le succès ? Quelles réalisations ou étapes sont les plus significatives pour vous dans votre carrière de calligraphe arabe contemporain ?

Pour moi, en tant qu’artiste, le succès réside dans la capacité à toucher émotionnellement et à inspirer autrui à travers mon art. Il n’est pas une fin dans mon parcours, mais il doit toujours être le début de nouvelles aventures. Le succès qui nous fait dormir sur nos acquis et qui ne nous permet pas de nous renouveler ou d’évoluer n’est pas un succès, mais un mirage.